On trouve peu de philosophes s’intéressant au nucléaire, en général ils se bornent à encenser le progrès comme Michel Onfray. Par contre l’allemand Gunther Anders et l'anglo-saxon Bertrand Russel en font une critique radicale, violente, et c’est dans cette ligne que s’inscrit Jean-Jacques Delfour dont la démonstration s’articule autour de différents thèmes.

  • Malgré leurs prétentions, les responsables du nucléaire sont incompétents, ils ne savent pas comment gérer les dérapages et catastrophes, mais il faut leur faire confiance.
  • Ces responsables n’échappent pas à la fascination face à cette énergie démentielle qui peut leur échapper et tout détruire.
  • Bombes atomiques et réacteurs sont les deux faces d’une même technologie qui libère les « êtres radioactifs » plus ou moins vite.
  • La planète est contaminée aussi bien par le nucléaire militaire que civil.
  • Le nucléaire n’est pas compatible avec la démocratie qu’il pervertit, il s’entoure du secret militaire.
  • Cette analyse lucidement pessimiste ne doit pas faire baisser les bras, il faut mettre un terme à cette folie.

Reprenons maintenant en vrac les notes de lecture qui nous ont intéressé et qui illustrent ce qui précède, on est frappé par leur exigence et leur radicalité sous la plume d’un philosophe.
L’histoire du nucléaire comprend trois événements majeurs :

  • 6 et 8 août 45 ce sont les massacres d’Hiroshima et Nagasaki,
  • 26 avril 86 Tchernobyl et tout est fait pour en cacher la dangerosité et pour en attribuer la cause au régime soviétique,
  • 11 mars 2011 Fukushima en régime capitaliste, la vérité du nucléaire est devenue plus difficile à cacher mais tout est fait pour cela. Fukushima est bien plus grave et plus mal géré que Tchernobyl.


La grandeur politique de la France prime sur l’intérêt des populations. La fin de l’empire colonial a nécessité (aux yeux de de Gaulle et de ses successeurs) la mise au point de la bombe pour préserver un statut de puissance majeure, et pour être membre du conseil de sécurité.
Le slogan « atom for peace, l’atome pour la paix » a coïncidé avec la multiplication des essais de bombes nucléaires. En fait le nucléaire militaire a besoin du nucléaire civil pour l’obtention des éléments radioactifs nécessaires aux bombes (lire de Bruno Barillot « Le complexe nucléaire »-2005).

La dissuasion nucléaire n’est qu’un paravent pour des manœuvres de propagande destinées à affirmer une puissance, cela n’empêche pas les guerres classiques. Mais les explosions d’essais atomiques ont contaminé toute la planète.
La centrale nucléaire est la sœur jumelle de la bombe atomique, elle fait écran au « blanchiment » de matières mortelles, en apparaissant nécessaire à la production d’électricité, sans que soit avoué le danger qu’elle présente.
Chaque centrale est une bombe en puissance.

L’État a toujours placé le nucléaire hors du droit commun, il doit paraître sûr, rationnel, « ils savent ce qu’ils font », mais on ne permet pas à la raison d’exercer la critique en tronquant l’information. Il est maintenu hors discussion, hors public, hors démocratie, il ne supporte pas la contestation. Il implique un fonctionnement antidémocratique, dictatorial; aussi la différence entre système
démocratique et dictature devient floue.

L’industrie de l’atome enrichit les actionnaires des groupes industriels impliqués, satisfait les cadres techniques et scientifiques fascinés par la puissance libérée et assure leurs carrières, mais irradie et assassine les mineurs et travailleurs de toutes sortes. Sans les doses de radioactivité infligées à tous ceux qui sont sur le terrain, la nucléocratie ne serait pas honorée et rémunérée aussi généreusement.

L’industrie atomique est opposée à la Déclaration des droits de l’homme, tout lui est permis, elle transforme les « démocraties libérales » en dictatures et ses crimes contre l’humanité ne sont jamais jugés.

Pour cet auteur, les spécialistes du nucléaire prétendent être compétents et maîtriser cette technologie, mais ils ne sont pas capables de la gérer quand elle dérape vers la catastrophe, et ce contrairement aux garagistes qui maîtrisent pannes et accidents. Ils font des annonces mais n’en savent rien, ils ne savent plus comment faire et s’obstinent à prétendre maîtriser ce qu’ils sont incapables de faire.(qu’en est-il par exemple du corium des cœurs fondus des trois réacteurs de Fukushima?). Un responsable japonais en a été réduit à prétendre que le nucléaire ne menace que ceux qui ne sourient pas !…
Les "nucléologues" demandent qu’on leur fasse confiance, tout en cachant leur incompétence et les informations au nom du secret défense.

Les « êtres radioactifs » issus de l’atome militaire et industriel ont des droits supérieurs à ceux des êtres humains, ils ont plus de valeur qu’eux. Ils sont quasiment immortels, leur gestion coûte beaucoup plus cher. Réduits en déchets ils constituent une immense population à la retraite, retraite beaucoup plus coûteuse que la nôtre…. La dispersion des êtres radioactifs témoigne du mépris de la vie des êtres humains.

Le nucléaire doit être compris comme une puissance nihiliste de la civilisation construite au cours des siècles, il la détruit contrairement aux techniques ayant comme but moral basique d’assurer la vie de la biosphère et dites « biotechniques». Cette technologie froide, aveugle, tend à anéantir l’humain sensible, archaïque pour promouvoir et sélectionner un humain moins sensible qui n’aurait aucune compassion pour les victimes contaminées.
Autrefois le génocide ne touchait que des minorités, maintenant il peut être global et cela relativise toutes les autres violences qui deviennent secondaires.

Accepter la possibilité de l’anéantissement total justifie toutes les horreurs possibles de domination et d’exploitation. Les catastrophes sont habituellement brèves et violentes, puis la vie ou la nature les réparent. Même la Shoah s’est arrêtée, mais sa représentation, sa mémoire continue. A l’inverse les catastrophes nucléaires de Tchernobyl et Fukushima continuent,
mais tout est fait pour que leurs représentations s’effacent, soient oubliées.
Pourtant toutes les générations à venir sont concernées.

Tous se passe comme si la contamination radioactive pour des dizaines de millénaires était sans importance. C’est en opposition aux valeurs morales, sociales, politiques, au souci du paysan d’assurer les ressources alimentaires en préservant les richesses du vivant.

Il y a une jouissance dans le spectacle et la fascination des essais nucléaires, et cela a même engendré des modes (le bikini par exemple). Salvador Dali nucléophile en a fait un tableau, mais son tableau exprime l’effroi (notons qu’à l’inverse les tapisseries de Lurçat « le chant du monde » exposées à Angers se veulent appeler à rejeter cette horreur).
Les rêves de destruction totale, de pulvérisation de villes, montagnes, le vertige de la domination par la terreur de menace de mort absolue, rejoignent le désir enfantin de détruire, et y a-t-il un érotisme qui leur soit lié ?

Il est impossible de sortir du nucléaire, on y est assujetti avec impossibilité de revenir à l’état antérieur. Chaque installation nucléaire, chaque essai atomique diffusant des milliards d’être radioactifs, il est impossible de retrouver l’état antérieur. Démanteler c’est transporter ailleurs, disperser, enfouir.
On cherche à construire des nécropoles pour les déchets, ces êtres radioactifs sont inoffensifs tant qu’ils ne s’en échappent pas, mais on ne peut pas garantir qu’ils n’en sortent jamais. Par leur puissance et leur longévité, ils mettent en déroute les projets humains, personne ne peut les arrêter c’est un immense échec technologique. En particulier le plutonium est la mort concentrée à une taille génocidaire et il est camouflé.

La population d’êtres radioactifs est en constante augmentation mais les "nucléologues" sont infiltrés dans l’État, ils sont les vestales d’une religion dont les papes sont infaillibles. On en cache les données indispensables à la compréhension, les citoyens sont considérés comme incapables de juger de la compétence de ceux qui ont le pouvoir de tuer et de terroriser.
Les coûts sont exorbitants, les risques sous estimés, la responsabilité est nulle et la rentabilité indifférente. La course aux profits aurait dû éliminer cette technologie, mais si les profits sont privatisés, les pertes sont couvertes par le public (Tepco a été nationalisée par le Japon…,et c’est l’État qui assurerait le coût d’une catastrophe en France). Tout cela avec l’appui de l’internationale du nucléaire qui comme celle du capitalisme, exerce son pouvoir sur les peuples, accomplissant le rêve capitaliste de l’obsolescence programmée des biens, comme la guerre.

« Contaminés de tous les pays unissez-vous », la monstrueuse prolifération d’êtres radioactifs transforme le monde en enfer. Devons-nous maintenir cette armada de "nucléologues" au travail ou en prison ?

On voit que Jean-Jacques Delfour ne mâche pas ses mots pour dénoncer le nucléaire et ceux qui en sont responsables ! C’est tout le mérite d’un philosophe francophone qui prend enfin en considération cette question.

Annie et Pierre Péguin, octobre 2014.

Signalons d’autres ouvrages d’auteurs non spécialistes également très intéressants qui valent vraiment la peine d’être lus,

  • « La France nucléaire – L’art de gouverner une technologie contestée » par Sezin Topçu, sociologue,
  • « Superphénix – Déconstruction d’un mythe » de Christine Berger, journaliste, 2010 La découverte.
  • « Fukushima – récit d’un désastre » par Michaël Ferrier, professeur de littérature à Tokyo.
  • « La centrale » par Elisabeth Fillol, écrivain.