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Istres la monstrueuse et la sacrifiée

2014-06-17_CAN84_Istres_Bouches-du-Rhone_Base-militaire_nucleaire_02.jpgSouvent qualifiée de « hors norme » au regard de ses caractéristiques et de la multitude d'entités qu’elle abrite, la Base aérienne 125 regroupe une soixantaine d'entités militaires, étatiques et industrielles. Avec une piste de 5 000 mètres, 5 000 personnels militaires et civils, près de 500 bâtiments, le tout occupe 2 400 hectares de superficie. Située en bordure de l'étang de Berre et de l'étang de l'Olivier, la commune d'Istres qui se trouve dans le prolongement de la plaine de la Crau (agneaux, moutons, fourrages), à proximité du massif des Alpilles (olives, huiles, agriculture, tourisme), de la Camargue (riz et tourisme) est incluse dans un littoral méditerranéen (activités industrielles, de services, portuaires) de plus de 3 millions d'habitants.

2014-05-30_Exercice-nucleaire_base-aerienne_Istres.jpgC'est sur cette base nucléaire que va se dérouler le simulacre d'un scénario d'exercice de sécurité nucléaire (Airnuc 2014) les 17 et 18 juin prochains. Si les militaires et les autorités reconnaissent du bout des lèvres que le risque nucléaire existe, ils le limitent au sol à un incendie ou à une petite fuite radioactive. Prudes et minimalistes au possible, les autorités évaluent que si il y a un incident nucléaire réel, la zone de danger maximum serait seulement de 2 km autour de la base et la zone de contamination radioactive encore plus réduite malgré le vent qui souffle régulièrement dans la région.

Selon le Commandant de la base il y a donc très peu de risque que l'extérieur de la base soit touché. Ah, les fameuses frontières du nuage de Tchernobyl, excepté peut-être, dans le pire des cas, mais vraiment le pire des cas, impossible on vous le dit, du quartier de la Bayanne (un quartier populaire loin d'être pourtant un no'man's land). Mensonge, dissimulation et omerta du nucléaire tant militaire que civil se poursuivent au XXIème siècle.

Les consignes de sécurité pour les habitants sont évidemment, sur le papier, (ne pas rire et ne pas douter s'il vous plait) : se confiner dans un bâtiment (facile pour le paysan dans son champs ou le badot dans la campagne, ou le consommateur du super-marché) , attendre la fin de l'alerte par sirène (au terme de combien de jours ou de semaines ?), sans aller chercher les enfants à l'école ( oui, parents abandonnez vos enfants, c'est pour la Patrie) et écouter la radio pour avoir toutes les informations en temps réel (oui, oui chacun-e possède jour et nuit sur lui une radio). Officiellement quand même l'exercice « Airnuc 2014 » a pour objectif d'entrainer les personnes concernées (vous taisez-vous vous n'êtes pas concerné), et aussi tester les plans d'urgence (on craint le pire), et l'efficacité des procédures d'alerte (à voir celle du nucléaire civil : on frémit) et la prise en charge et l'évacuation des victimes (oui, oui car les routes ne seront pas détruites, il n'y aura pas d'embouteillages, pas de bâtiments en feu, les médecins et services sanitaires seront là à vous attendre,...) et aussi et surtout : les relations entre autorités et évidemment la communication extérieure (comprenez l'organisation de la propagande et du mensonge).

Istres la guerrière et nucléaire cité

090421-F-4127S-491Istres est l'une des bases militaires les plus anciennes du territoire qui abrite depuis 1915 une école d'aviation militaire. Trois grandes unités des Forces aériennes nucléaires stratégiques y stationnent : l'Escadron de chasse et de combat « La Fayette », le Groupe de ravitaillement en vol 93 Bretagne avec des Boeing états-uniens C-135 FR et KC-135 R, l'Escadron de Soutien Technique Spécialisé 15.093, chargé de la mise en œuvre et de la maintenance des avions de ravitaillement en vol. Parmi les autres unités basées sur la BA 125 :  l'Escadron de Défense Sol-Air 01.950 « Crau », l'École du personnel navigant d'essais et de réception de la Direction générale de l'Armement.

A sa mission initiale de frappe nucléaire pré-stratégique a été ajouté, en 1992, la mission secondaire d'assaut conventionnel par tous les temps, de jour comme de nuit puis en 1996 sa mission principale devient la frappe nucléaire stratégique. L'escadron de chasse 2/4 Lafayette est donc une unité de combat de l'armée de l'air française. Installé sur la base aérienne 125 Istres-Le Tubé, il est actuellement équipé de Dassault Mirage 2000N (standard K3) et ses avions portent des codes 125-XX.

2014-06-17_Istres-base-aerienne_nucleaire_ravitailleur_pistard_boing-C-135FR.jpgLe Groupe de ravitaillement en vol "02.091 Bretagne" pour les Mirage 2000N et des Rafale (F3) des Forces aériennes stratégiques est actuellement équipée de Boeing C-135FR. Depuis les années 1980 ils ont sévit au Tchad (opérations Manta 1983 et Épervier), au Gabon (Murène 1981/1982), au Liban (opération Chevesne de1984), en Arabie saoudite (opération Daguet 1990/1991 et Alysse), en Turquie (Aconit 1992/96), en Bosnie-Herzégovine (opérations Crécerelle et Salamandre de 1993), au Kosovo (Trident 1999), en Afghanistan (Enduring Freedom - Héraclès 2001/2002), en Côte d'Ivoire (Licorne 2002), en République démocratique du Congo à l'été 2003, en Libye (Harmattan 2011), au Mali (Opération Serval 2013)

Une organisation disséminée de la mort : 15 fois la bombe d'Hiroshima

essai_nucleaire_002.jpgSi le Commandement des Forces aériennes stratégiques (CFAS) et le Centre d’opérations des forces aériennes stratégiques (COFAS) sont historiquement situé sur la base de Taverny (Val d'Oise) depuis 1963 et équipé d'un PC (Gypse) construit à 50 mètres sous la terre, avec un abri antiatomique destiné au pouvoir exécutif, l'état-major des Forces Aériennes Stratégiques (FAS) est implanté, lui, à Lyon-Mont-Verdun depuis 2011 tandis que, depuis 2008, les 60 Mirage 2000N des FAS sont eux stationnés sur la base aérienne 125 Istres-Le tubé et sur la base 116 de Luxeuil-Saint Sauveur.

Deux escadrons nucléaires de 20 avions chacun (escadron de chasse 2/4 Lafayette à la base aérienne 125 Istres-Le tubé avec des Mirage 2000N et escadron de chasse 1/91 Gascogne sur la base aérienne 113 Saint-Dizier-Robin) avec des Rafale B), sont équipés de missile nucléaire ASMP-A (Air-Sol Moyenne Portée).

maquette_missile_nucleaire_ASMP-A.JPG90 missiles nucléaires tactiques ASMP de "dernier avertissement" avant les frappes par sous-marins, et 60 ogives à têtes nucléaires (TN81) ont été construites et sont installés sous les 60 Mirage 2000 NK2 de l'armée de l'air française et des Super Étendard de l'aéronavale française embarqués sur porte-avions. Depuis 2010 le missile nucléaire ASMP-A a remplacé l'ASMP.

Ces missiles nucléaires (ASMP-A) sont particulièrement tueurs et équipent tant l'Armée de l'air que la Force aéronavale nucléaire (FANu) de la Marine nationale stationnée à Toulon (Var) avec son porte-avions à propulsion atomique Charles de Gaulle. Ces missiles nucléaires ont une  capacité de pénétration hors du commun, volent à une vitesse plus que bisonique (Mach 3 estimé), pèsent 840kg, mesurent 5,40 m, et ont une portée jusqu'à 500 km (ASMP-A) avec une précision de frappe mortelle et destructive finale de 10 mètres. Chaque tête nucléaire aéroportée de ASMP-A à une puissance de  quinze fois la bombe d'Hiroshima.

2014_base-aerienne-nucleaire_Istres_BA125_satellite.pngCes armes opérationnelle sont stockées, comme à Istres, pour les "vecteurs" dans les Dépôts ateliers munitions spéciales (DAMS) tandis que les têtes nucléaires sont entreposées dans un autre bâtiment. D'autres sites protégés des bases aériennes de Istres, Saint-Dizier, Mont-de-Marsan et Avord stockent aussi ces engins de mort.

Une histoire de feu et de sang

C'est en 1956 que le pouvoir français décide de se doter de l'arme nucléaire et lance la constitution d'une Force de frappe reposant sur trois outils démoniaques mortels : les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE), les bombardiers stratégiques (Mirage IV) et les silos à missiles nucléaires. Les lieux envisagés : l'Ile longue en Bretagne, Biscarosse dans les Landes et 3 sites en Provence/Paca : le Plateau d'Albion, Toulon et Istres. Le CEA de Cadarache (Bouches du Rhône) est chargé de participer à la mise au point des engins de mort sous-marins nucléaires.

albion_S2_silo.jpgEn avril 1965 la base de lancement de missiles nucléaires sol-sol balistiques stratégique (SSBS), sous le commandement de la Force aérienne stratégique est ainsi construite et implantée, sans discussion aucune, sur le Plateau d'Albion* dans les Alpes de Hautes Provence. 

Des manifestations ont lieu pour s'opposer à cette implantation et les plus grands artistes prennent position. En février 1966 sur une affiche décorée par Picasso, René Char déclare : « Que les perceurs de la noble écorce terrestre d'Albion mesurent bien ceci : nous nous battons pour un site où la neige n'est pas seulement la louve de l'hiver mais aussi l'aulne du printemps. Le soleil s'y lève sur notre sang exigeant et l'homme n'est jamais en prison chez son semblable. À nos yeux ce site vaut mieux que notre pain, car il ne peut être, lui, remplacé. »  Le pays entendra très peu parler de cette opposition. Le nucléaire militaire passera en force. Omerta, omerta.

Le Plateau d'Albion est choisi par les gradés et le pouvoir pour sa faible densité humaine (des paysans et pas beaucoup d'espionnage possible), un sol capable de permettre l'enfouissement des silos renfermant les missiles nucléaires mais aussi capable d'amortir l'onde de choc d'une attaque nucléaire (uniquement pour les militaires et non pour la population et les territoires alentours évidemment). 18 silos sont construits sur les 27 programmés et vont renfermer les ogives apocalyptiques.

Plateau-Albion.jpgLes missiles installés , entretenus et surveillés nuit et jour (1) sont commandés à distance à partir de 2 Postes de Conduite de Tir (PCT), construits sous terre, à 400 m de profondeur. Chaque PCT est chargé de neuf zones de lancement. Un des PCT est installé en Drôme près de Reilhanette, l'autre dans le Vaucluse près de Rustrel. Véritables bunkers dissimulés sous plusieurs centaines de mètres de roche, les PCT sont conçus non seulement pour résister à toute attaque nucléaire, mais aussi pour éviter toute intrusion grâce à de longues galeries à angles droits de près de 2 km de long. Les travaux du PCT 1 ont duré deux ans (novembre 1966 à mars 1969) ceux du PCT 2 un peu moins (juillet 1969 -mars 1970). 40 000 m3 de béton ont été nécessaires à l'un et 46 000 tonnes pour l'autre.

L'accident du camion de transport nucléaire sur la base d'Istres : un secret dissimulé pendant 18 mois

L’accident avait eu lieu le 9 juin 2010. Le chauffeur d'un Scania de 33 tonnes et 585 CV spécialement équipé est surpris par la présence d’un joggeur militaire à contresens sur la même voie. Le chauffeur se déporte sur la gauche et, dans son rétroviseur, voit la remorque se soulever. C'est le drame. Le camion ripe et se renverse, occasionnant de sacrés dégâts à ce véhicule dont le prix avoisine les cinq millions d’euros. À l’intérieur, le chauffeur et le chef de bord et de sécurité s’extirpent par une trappe mais le second chauffeur est sérieusement blessé. Avec deux vertèbres fracturées, il devra rester allongé durant six mois. Le disque tachygraphe apprend que le véhicule roulait à 72 km/h, soit deux fois plus vite que la vitesse maximum imposée sur la base, soit 30 km/h. Les gendarmes mesureront des traces de freinage sur 67 mètres.

2010-06-00_convoi-routier-nucleaire.jpgCe 9 juin 2010, selon les autorités, le camion ne contenait pas d'ogives nucléaire car il arrivait de la base d'Avord (Cher) pour remplacer un blindé d'Istres tombé en panne. (voir notre article relatant l'accident). Les pertes matérielles de ce véhicule spécial renforcé furent estimées par l'armée à 50 millions d'euros. L'enquête révélera que sur le trajet d’Avord (Cher) à Istres, le véhicule a poussé des pointes à 105 km/h et même à 120 km/h, pour un moteur bridé à 80 km/h. On s'amuse comme des fous à l'armée. Des âmes d'enfants purs et joyeux, avec l'arme nucléaire.

Il est vrai que l'on n'est plus à une espièglerie dans le nucléaire militaire : l'accident a eu lieu le 9 juin 2010 mais, implanté sur la base aérienne 702 d’Avord, l’Escadron de transport de matériel spécialisé n’a eu une existence officielle que par son inscription le... 7 avril 2011 (liste des unités discrètes nécessitant la protection de l’identité de leurs membres civils et militaires). 

Certes les investigations ont révélées que le chauffeur n'avait pas la qualification requise pour conduire un tel camion et que l'armée lui a décerné le brevet nécessaire "par équivalence" deux semaines... après l'accident. Mais, attention, avec effet rétroactif au 1er mars 2010. Ouf, tot est en ordre mon général !

Bien sûr, pour le procès qui s'est déroulé le 16 janvier 2012 devant la chambre militaire du tribunal de grande instance de Marseille, l'armée avait  demandé le ... huis clos. Mais que la population se rassure : la règle veut que sur les réseaux autoroutiers, les convois de transports de missiles soient escortés par des unités spécialisées de la gendarmerie qui veillent au respect de la vitesse.

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(1) voir notre article sur la situation sanitaire déplorable des militaires qui ont manipulé les ogives à mains nues

* La Base aérienne 200 Apt-Saint-Christol est opérationnelle le 2 août 1971. Elle est démantelée "partiellement" à partir de septembre 1996 et jusqu'en 1999. Plus de 1000 militaires de la Légion étrangère occupent actuellement les lieux.