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L’écologie française a perdu le 13 novembre 2014 un de ses fondateurs. Alexandre (Alexander) Grothendieck est né le 28 mars 1928 à Berlin, et a été naturalisé français en 1971. La guerre, Alexandre en porte les séquelles dans sa chair. Dans sa jeunesse, il a connu plusieurs camps d’internement tandis que son père, anarchiste juif et russe, mourait à Auschwitz après avoir participé avec sa mère à la guerre d’Espagne au sein des Brigades internationales. Il conserve de ces années noires son statut d’apatride et un antimilitarisme farouche. En 1958, L’IHES (Institut des hautes études scientifiques) est créé sur mesure pour Grothendieck par un mécène privé. Jusqu’en 1966, il ne se signale par aucune prise de position politique.

La dénonciation de la destruction atomique et l'audace d'expérimenter un autre monde

Au cœur de la mobilisation de Grothendieck pour la survie se trouve évidemment la contestation de la guerre du Vietnam. Grothendieck se met en relation au Canada avec de jeunes mathématiciens étasuniens. Il découvre en 1966 le mouvement écolo, mieux connu depuis l’article fondateur du biologiste Paul Sears : Ecology, a Subversive Subject (revue BioSciences, 1965). Il ramènera cette subversion en France, en créant avec deux autres mathématiciens, Pierre Samuel et Claude Chevalley, la revue et le mouvement « Survivre et Vivre ».

Ce mouvement se fera connaître en France par sa présence très active à la manifestation anti-nucléaire dite « Bugey-Cobayes » près de Lyon en juillet 1971 et par sa dénonciation du dépôt de fûts de déchets radioactifs à côté de centre de recherche de Saclay. Très remuant de 1971 à 1975, ce courant qualifié parfois « d’écolo-situationniste » va s’auto-dissoudre en recommandant à ses militants de cesser de gamberger intellectuellement et de partir à la campagne pour créer des communautés, des lieux expérimentaux de vie sociale alternative et révolutionnaire*.

La responsabilisation morale des individus que prône Survivre et Vivre s’inspire directement de la figure de l’objecteur au service militaire qui élève « sa conscience » contre l’action de l’État. Le secrétariat du CSOC (comité de soutient aux objecteurs de conscience ne quittera le domicile de Grothendieck qu’à l’été 1972. En novembre 1969, Grothendieck se rend au Vietnam du Nord. A l’université évacuée d’Hanoi, il découvre le quotidien des bombardements et les raffinements d’une guerre technologique : la microélectronique prend son essor et la guerre l’allure d’un champ de bataille informatisé. Bombes et mines se déclenchent automatiquement au moindre signal de vie. Physiciens et ingénieurs furent captés par l’armée avec des salaires mirobolants et des possibilités de recherche quasi illimitées. Indigné par cette collaboration, Grothendieck y décèle un mécanisme de déni similaire à celui qui accompagna la montée du nazisme. Quelle ne fut pas alors sa surprise lorsqu’il apprit fortuitement, cette même année 1969, que l’IHES dont il faisait la renommée internationale était financée en partie par l’OTAN via le ministère de la défense française. Durant des mois il fait son possible pour obtenir la suppression de ce financement. En vain.

Le savant, principal ouvrier des progrès technologiques, doit assumer une part majeure de la conscience planétaire

En septembre 1970, Grothendieck, en short et crâne rasé, ne passe pas inaperçu auprès des 3000 mathématiciens réunis en congrès international à Nice. Au détour d’une démonstration, un mathématicien russe évoque un possible débouché militaire à ses travaux. Grothendieck l’interrompt : « Ne vaut-il pas mieux s’abstenir de faire des mathématiques qui ont une application militaire ? » Dans Survivre, dont il distribue alors les 1200 premiers exemplaires, Grothendieck poursuit : « La collaboration de la communauté scientifique avec l’appareil militaire est la plus grande honte de la communauté scientifique d’aujourd’hui. C’est aussi le signe le plus évident de la démission des savants devant leurs responsabilités dans la société humaine. » Grothendieck va d’ailleurs démissionner avec fracas de l’IHES. Il se fait le théoricien d’une « Grande Crise évolutionniste ». Le savant, principal ouvrier des progrès technologiques, doit assumer une part majeure des responsabilités dans les abus souvent révoltants qui sont faits de ces progrès.

Lors d’une conférence donnée en mars 1972, Grothendieck confiait qu’il allait vivre en communauté : « L’avenir est dans les phalanstères, autonomes, agricoles, sans centralisation. La science ne peut plus sauver notre civilisation des grands bouleversements qui nous attendent. Il faut abandonner les études et mettre sur pied des communautés viables, c’est-à-dire équilibrées avec leur environnement. » Ce message était partagé à l’époque par Pierre Fournier qui avait lancé La Gueule ouverte, mensuel écologique « qui annonce la fin du monde »… en novembre 1972. Aujourd’hui le message de ces précurseurs de l’écologie est repris par tous ceux qui veulent bâtir des communauté cherchant l’autonomie comme Rob Hopkins l’a écrit dans son « Manuel de transition (de la dépendance au pétrole à la résilience locale) ».

Mais la communauté scientifique, sauf exception, va réagir par l’indifférence et la placidité. A l’hiver 1970-1971, Grothendieck multiplie les lettres à ses collègues scientifiques pour un appel public alertant sur les dangers de l’industrie nucléaire. Paru dans Le Monde du 16 juillet 1971, il ne compte aucun expert ès nucléaire (hormis Daniel Parker) et un seul biologiste. Grothendieck prend acte du faible recours que constituent les scientifiques dans la lutte pour la survie. La recherche est en effet devenue une arme dans la lutte pour sa place au soleil. Dorénavant Grothendieck va incarner au mieux dans sa propre personne la révolution écologique : végétarien, expert en tisanes, hiver comme été dans des sandales, il préside au printemps 1971 la « Fête de la Vie ». Il disparaîtra de la vie publique un peu plus tard, sans doute usé par l’inertie humaine…

Pollutions, dévastation de l’environnement et des ressources naturelles, dangers des conflits militaires nécessitent l'engagement citoyen

Quelques éléments pour mieux comprendre la profondeur (toujours actuelle) du mouvement « Survivre » dont l’objectif en août 1970 était déjà la « lutte pour la survie de l’espèce humaine et de la vie en général menacée par le déséquilibre écologique créé par la société industrielle contemporaine (pollutions et dévastation de l’environnement et des ressources naturelles) et par les dangers des conflits militaires » :

– L’adhésion d’un adhèrent aux principes directeurs du mouvement implique son abstention de toute sorte d’activité qu’il reconnaîtrait de nature nuisible ou dangereuse à la survie de l’espèce, et en particulier elle implique la non-collaboration totale avec les appareils militaires de quelque pays que ce soit. Cela implique en particulier le refus du service militaire.

– L’apprentissage de l’action juste, c’est-à-dire de l’action nécessaire, apparaît comme un but principal de l’éducation. Notre option pour l’action non violente est un aspect de cette exigence d’une action éducative.

– Convaincre les gens « au sommet » d’entreprendre telle ou telle action nécessaire entraîne des résultats périphériques. Pour changer l’inertie des masses, seule une action éducative à une chance d’aboutir.

– Les programmes de la recherche scientifique doivent s’infléchir vers les besoins des hommes et les nécessités de leur survie.

– Sans dénier l’importance d’une maîtrise de la population mondiale, Survivre appelle à contrer un instinct de procréation illimitée par une éducation à une vie personnelle et sociale véritablement créatrice.

– L’écologie est un discours sur les limites : contrairement à l’idéologie technolâtrique, tout n’est pas possible.

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source Michel Sourrouille • 14 novembre 2014