La démocratie se meurt. Vive la démocratie !

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      Chapitre 1.

      Les  zones d’ombre de l’imaginaire de gauche  que la démocratie directe éclaire

      « Se pose alors la question décisive : — Si l’avenir n’était pas notre affaire, de qui serait-il l’affaire, en somme ? Le renoncement à nos désirs devant le « fait » tuerait tout avenir réel, vivant, changeant, pour laisser force au seul passé projeté dans le vide, en d’autres termes : à l’utopie réactionnaire ».
      Denis de Rougemont

      Mise en bouche.

      La démocratie représentative qui nous gouverne dans le même temps historique où se développent le capitalisme et la pandémie mercantile, n’est plus vraiment appréciée aujourd’hui. Le renforcement de l’éducation au vote dispensée par le monde du pouvoir, dans les médias et à l’école ne ralentit que fort peu une désaffection dont le sens politique et la portée systémique sont majeurs. Les inscriptions automatiques sur les listes électorales (depuis 1997) des jeunes atteignant 18 ans, la fébrilité citoyenniste conservatrice des institutions politiques 2 et sa communication largement relayée, tout cela ajouté à l’agitation de l’épouvantail électoral de l’extrême droite ne parvient pas à enrayer, loin s’en faut, la montée continue d’une décroyance. A moins qu’il s’agisse plutôt de la levée d’une illusion. Quoi qu’il en soit, cette montée s’observe sans faille depuis plusieurs décennies. A moins de vouloir croire au miracle, on ne voit pas dans le maintien du système politique et économique actuel ce qui pourrait arrêter le phénomène.

      Que l’on voit cette démocratie en trompe l’oeil comme obsolescente ou comme originellement oligarchique pour ne pas dire bourgeoise, nous sommes et serons de plus en plus nombreux à penser qu’elle doit être dépassée. En matière de niveaux de transformation, les souhaits sont divers et la réflexion est encore loin d’être massivement abordée. Mais, après le long silence de la masse des vaincus, les révoltes qui se sont développées en France et dans maints autres pays sans s’éteindre vraiment, indiquent qu’au-delà des personnages occupant le pouvoir, c’est le vieux système politique qui est visé. Alors, ont bien tort celles et ceux qui, pour des raisons personnelles troubles ou par aveuglement idéologique, en font un ingrédient de leur présent déni de prendre la mesure d’une telle désertion électorale.

      En effet, cette désertion croissante est une réaction somme toute logique, tant les dés sont pipés et tant l’imposture de la représentation apparait plus spectaculaire que jamais. Il n’empêche que la chose politique – déterminer les grands choix collectifs et comment ils le sont – fait plus que nous regarder. C’est sans doute aussi parce que le choix (ou l’illusion d’un choix) n’existe plus avec la démocratie représentative que les déserteurs se multiplient.

      Ces choix touchent maints domaines de notre existence quotidienne. On pourrait dire que la chose politique concerne presque tout. Elle fait partie de notre existence et contraint chacun sans exception. Elle est notre affaire à tous, sauf à accepter de continuer à déléguer et à subir. Sauf à se contenter de réagir parce que l’on continuerait à renoncer à notre pouvoir individuel de coproduire notre société (à propos de ce pouvoir « de », voir la note n°16 de bas de page). Sauf à voter pour des candidats présentés comme différents, eux-mêmes martelant que contrairement aux autres ils feront ce qu’ils disent et qu’ils incarnent la rupture tant attendue : en gros, assurer la sécurité de chacun, un emploi et un revenu digne pour tous dans la même compétition économique, cette fois gagnante pour tous ou presque tous.
      Vouloir voir encore et subir, c’est aussi voter pour un candidat jeune surgi du chapeau des médias mainstream, voter pour une femme ou un homme riche ou ultra riche qui a réussi dans les affaires très privées ou espérer d’un-e « enfin, ni gauche , ni droite , ni centre ».

      En matière de fuite en avant, le réservoir d’atypiques à essayer n’est pas épuisé. il reste les vedettes de télévision, les personnages publics préférés des Français, un paysan-philosophe à bretelles et sandales, un comique populaire ou un professeur de médecine marseillais, un illusionniste sincère, etc… Les patrons des grands médias et les grandes figures du système économique ne manquent non plus pas de motivation pour nous désigner le bon maître différent. Surtout, ils ne manquent pas de moyens matériels, de relais et de collaborateurs pour qu’il soit élu par l’âme et la conscience d’électeurs obéissants toujours moins nombreux.

      La chose politique n’est pas le choix personnel d’une option parmi de nombreuses, comme s’intéresser à l’art ou préférer la nature, s’adonner à telle technique de développement personnel ou bien au bricolage, avoir une vie sociale large ou sélective. Ecarter le politique de sa vie, c’est devenu courant mais c’est manquer une part de son humanité.

      En effet, ce pouvoir propre à l’humain d’être réellement acteur, plutôt qu’instrument de ce qui compose en bonne partie son destin, est constitutif de notre espèce. Il nous offre une liberté totalement inconnue des autres êtres vivants, une pleine capacité à choisir et à agir. Une telle capacité ne se réduit pas à choisir (quand on le peut) sa propre existence dans un cadre contraignant et constamment imposé. N’en déplaise aux croyants ou aux routiniers du spectacle électoral, ce cadre est d’autant plus imposé que toutes les décisions concrètes d’ordre majeur ou mineur sont prises par un pouvoir concentré qui, quel que soit le niveau hiérarchique, bénéficie d’un chèque en blanc. Celui-ci étant la substance même de la représentation. De bas en haut de la pyramide du pouvoir, ses gagnants font partie des grands bénéficiaires du système. Privilèges, honneurs, réseaux, argent, composent le cocktail variable qui est servi quotidiennement à chacun d’eux et assez souvent dans les lieux qui les font se croiser. Autant dire que l’immense majorité des élus.es ne peut être que conservatrice, auprès des riches et des ultra riches et bien au-delà du niveau moyen de conservatisme de la masse des individus ordinaires.

      Vivre cette part politique de son humanité, c’est plus précisément prendre avec les autres toutes les grandes décisions (au moins elles), celles qui déterminent et orientent puissamment, concrètement, souvent durablement et parfois transgénérationnellement notre vie dans la société. Au travers d’elles, dire nos priorités, définir le sens que nous nous donnons collectivement, affirmer les relations que nous désirons avec les autres peuples, construire un tout autre rapport à la Terre et au vivant. Décider de changer ce qui ne va pas et de conserver ce qui convient.

      Au contraire, en nous privant de cette dimension qui participe à nous faire chacun humain et ensemble un peuple en capacité de s’autodéterminer, nous réduisons nos existences et la liberté potentielle qu’elles contiennent. Surtout, nous sommes collectivement impuissants à infléchir une trajectoire de non choix s’affirmant de plus en plus totalitaire. Nous subissons les conséquences sociales, écologiques, économiques, l’enchaînement des régressions, tout ce qui résulte de ce réflexe éduqué d’abandon.

      Dans ce contexte d’une dégradation largement ressentie, c’est pour bon nombre d’entre nous, se mettre la tête dans le sable d’un quotidien encore satisfaisant grâce à un surcentrage sur soi (son nombril, son plexus solaire ou ses chakras) et sur son réseau relationnel. La longue culture de l’égoïsme 5 a peu à peu produit, y compris chez des individus non dénués d’éthique et de sens social, un grand « extérieur » à soi et aux siens et cette forme d’indifférence à lui.
      On peut par exemple se contenter de râlements récurrents et solitaires devant l’actualité quotidienne fournie par les médias. On pourra toujours ensuite les réitérer en concert avec ses amis et son réseau politiquement consanguin. Il n’est pas seul concerné, mais le petit monde des plus instruits se nourrit d’autant mieux de la brochette médiatique de faits désastreux, qu’ils sont saupoudrés d’épices intellectuels. Le flot d’analyses critiques savantes sans cesse retoquées et radotées ne tarit jamais. Il répond à une soif créée par la sécheresse des imaginaires (en particulier de gauche) embourgeoisés. Cela fait vivre les doctes leaders d’un marché dont l’offre et la demande sont ainsi particulièrement dynamiques. D’une certaine manière, on peut rattacher un tel marché au secteur florissant des produits de luxe. Ce secteur participe à transfuser un capitalisme au stade terminal dont les plus gros canaux de croissance et de profit se rétrécissent peu à peu. Comme chacun le sait ou presque, ce secteur prospère parallèlement au constat fait par une majorité de la population d’une dégradation de sa vie concrète. La logique des vases communicants étant très loin d’être absente de la logique économique et sociale en situation de rapports de classes, il y a de manière insupportable l’appauvrissement simultané d’un nombre croissant d’individus et de familles. Il y a pour une part d’entre eux, le retour d’une malnutrition et même de la faim (retour constaté entre autres depuis pas mal d’années dans les écoles).

      Toute cette affaire du présent commun et de notre avenir proche devient d’autant plus notre affaire qu’au regard des chiffres décrivant la progression continue des refus d’élire pour toutes les élections, nous avons pour certaines atteint la majorité.

      Alors quoi, au vu de tout cela, des petites réformes ou des décisions plus profondes ? Venant du pouvoir politique au sommet tel qu’il se renouvelle inlassablement sans nouveauté ? Ou sinon, venant de qui et comment ? Des élus révocables qui auront eux-mêmes légiféré leur révocabilité et sévèrement auto limité leur pouvoir ? Avec par exemple le gouvernement d’une vraie gauche sociale et écologique à l’écoute du corps social et servant enfin les idéaux de justice, la dignité des anciens « riens » et le bien commun ? Avec un pouvoir politique devenu très fort et réellement en capacité d’agir grâce à l’appui d’une mobilisation citoyenne suffisamment exigeante et permanente ?

      Ou, en rupture avec ces scénarios qui conservent la logique inextricable du pouvoir concentré : accepter la fin d’un (bien étrange) pouvoir du peuple attribué à une élite et le début d’une réelle démocratie. Penser et participer plus librement à la mise en place d’une démocratie qui laisse le pouvoir à la base. Un pouvoir partagé par le peuple, depuis les communes jusqu’à son organisation technique aux échelons territoriaux supérieurs. Préférer ce chemin d’utopie concrète sans inhibition ni naïveté, à celui de l’illusion entretenue par un discours dominant abondamment distillé. Il est celui de l’injonction au pragmatisme et au réalisme d’un réformisme prudent, alors qu’il n’a vraiment rien de prudent, rien de raisonnable et donc rien de réaliste.

      Si les idées de réformes plus ou moins importantes, dispersées ou reliées, commencent à être assez largement débattues, principalement dans les gauches, il y a de multiples réticences à envisager cette voie de rupture et de recréation que signifie une démocratie directe. La portée transformatrice et historique inédite qu’elle contient, dérange les conservatismes revendiqués ou qui s’ignorent. Elle fait peur aux esprits routiniers et aux imaginations craintives que nos vieux pays développés ont favorisés. Les blocages sur le rapiéçage d’un système politique à ce point usé, qui au mieux accompagne les dégradations cumulatives et qui au pire pense et légifère leur développement dangereux, ne relèvent ni du bon sens, ni du raisonnement lucide.

      « L’utopie réactionnaire » qu’évoque Denis de Rougemont trouve dans ce rapiéçage variable une expression dont la droite n’est plus politiquement la seule porteuse. Plus globalement, le déni de réalité et cette utopie réactionnaire permettent le confort illusoire, non durable et fort peu courageux en fin de compte, d’une barque qui prend l’eau. Peu à peu, des embarqués débarquent, mais parmi ceux qui continuent de s’y bercer, les individus des catégories sociales supérieures sont particulièrement nombreux encore. Ce qui semble traditionnellement logique à droite, ne l’est pas vraiment à gauche. Sauf que l’ascension sociale pour beaucoup et le réformisme néo libéral en marche continue, ont fait glisser nos camarades vers un néo conservatisme étonnant. L’entre-soi aide au masquage de l’embourgeoisement 9, à l’endormissement cotonneux d’un imaginaire capable de lucidité et de subversion.

      Après quelques deux siècles de ce que l’on peut nommer un déguisement démocratique et une belle supercherie inscrite dans la longue histoire de la domination, supercherie dont nous avons appris au fil des générations à nous satisfaire, nous sommes devant un choix historique :

      – soit continuer à accepter un imaginaire falsifié qui produit des approximations sémantiques, des identifications ânonnées et des défaillances de la raison : démocratie = élection (et réciproquement), notre liberté (très inégale selon notre appartenance sociale) de dominés = démocratie, notre situation personnelle fort acceptable = le système est ou reste positif.

      – soit co construire avec courage et patience une véritable démocratie : une démocratie qui ne tord pas le sens du mot, qui ne trahit pas le principe sine qua non qui fonde ce système : le peuple est souverain.

      Entre les deux choix, il y a les diverses réticences à l’auto-gouvernement du peuple. Toutes reposent cependant sur le même socle, depuis que la démocratie représentative déroule la domination politique d’une élite essentiellement issue des classes supérieures. C’est une réalité politique et sociale dont l’histoire se confond avec celle du capitalisme industriel.

      La démocratie directe est-elle possible ou est-elle impossible ? On peut débattre indéfiniment de cette question, de préférence dans des lieux agréables. Ce qui ajouterait aux nombreuses autres conversations qui font tourner en rond, agréablement, en attendant… quoi au fait ?
      Ne pas attendre « la mécanique des faits ». Avant qu’ils s’imposent à nous pour le meilleur et non pour le pire, j’aimerais dire ici que la démocratie directe est une nécessité.

      Un régime représentatif refondé.

      Dans son dernier livre, François Ruffin plaide pour une union de la « petite bourgeoisie culturelle et des classes populaires » : « l’union du vert et du rouge ». Il en fait la clé nécessaire de la grande transformation – penser et dépasser le capitalisme, sa logique foncièrement individualiste et inégalitaire, sa course au profit, son productivisme pathologique et sa religion technophile qui mettent en danger jusqu’à la survie de l’espèce humaine. Dans cette union, les rôles sont distincts et vus comme complémentaires. A la « classe intellectuelle », vont la pensée et l’exercice du pouvoir et aux classes populaires le rôle de stimuler, d’insuffler aux intellectuels la direction pratique à prendre, de la leur rappeler autant de fois que nécessaire. Ruffin postule qu’ il existe une conscience commune, entre la partie vraiment de gauche de la classe intellectuelle (de la petite et moyenne bourgeoisie précise-t-il plus loin) et les classes populaires. Et que leurs intérêts sont en très grande partie les mêmes autour de deux axes : réduire les inégalités et réduire notre consommation d’énergie et de ressources naturelles. Outre le caractère discutable de tout postulat, celui-ci pèche par simplification et projection, plus romantiques que raisonnées.

      De fait, le commun idéologique et politique ne peut éliminer ce que les écarts de situations économiques et sociales concrètes des uns et des autres induisent comme différences déterminantes. Or, celles-ci révèlent toujours plus ou moins rapidement leur poids.
      La pratique du pouvoir concentré, sa nature et les nombreuses contraintes qui pèsent sur lui de manière avérée et par ailleurs croissante, ajoutent à ces écarts. Tout ça transforme en fossé ce qui sépare pouvoir concentré 11 et gouvernés, les classes populaires d’abord. Leur grand éloignement économique, culturel et symbolique d’avec la classe supérieure et sa partie au pouvoir crée un antagonisme structurel des situations et des intérêts avec les gouvernants.

      L’analyse de François Ruffin, conformément à celle qui s’exprime majoritairement aujourd’hui à gauche, garde le régime représentatif tel qu’il distribue inégalement les rôles. Quelles que soient les variations exprimées, le pouvoir concentré demeure. La démocratie directe est explicitement écartée lorsqu’elle n’est pas parfois jugée absurde, par exemple par Emmanuel Todd ou Marcel Gauchet, pour ne citer que ces deux intellectuels plutôt en vue.

      Chez Ruffin, on change ses détenteurs (grands) bourgeois et on suggère qu’ils appartiendront désormais aux « petits » et aux « moyens » qui se revendiquent de gauche et très différents. « On » change (engagement de programme politique) certaines règles de la représentation (par exemple, une révocabilité possible des élu.es) et de la vie démocratique (RIC : référendum d’initiative citoyenne…). Pour autant, c’est la même démocratie prétendument représentative, mais qui cette fois donne le pouvoir à une autre élite « sincèrement connectée » au peuple. Celle-ci provient plus précisément de la partie la moins embourgeoisée de la classe bourgeoisie éduquée, celle qui aime les classes populaires (le bon populisme) et qui est vraiment socialiste et écologiste.

      Lorsqu’il s’agit d’un objet tel que le pouvoir, on ne peut considérer cette perspective de complémentarité des rôles comme allant de soi et qui plus est, heureuse. L’idée continue en effet à consacrer une hiérarchie sociale de type classiste en la conservant sur le plan politique. Ce faisant, elle affirme la supériorité de jugement et de décision du petit monde intellectuel, la plupart du temps les plus diplômés du supérieur. Conformément à la culture dominante, est postulée leur supériorité sur le bien plus grand monde des non diplômés ou des faiblement diplômés. Autrement dit, c’est la supériorité et la domination politique d’une élite sur la majeure partie de la population.
      Ce qui constitue l’originalité de la démocratie et au fond sa nature n’existe plus. Alors que fondamentalement dans ce système, l’égalité politique des citoyens doit transcender les inégalités économiques et sociales des individus, celles-ci s’imposent politiquement comme avant la démocratie. Les bons sentiments populistes n’effacent pas la réalité de cette disparition du peuple souverain.

      Par ailleurs, dans une société qui affiche au sommet de ses principes – liberté, égalité, fraternité – cette inégalité politique est doublement lourde de sens. On sait bien que la fraternité comme la liberté sont profondément subordonnées à l’existence d’une égalité de fait (ou en tous cas au fait qu’on s’en approche) et pas seulement à celle d’une égalité théorique de droit. Cette dernière accompagnant et justifiant d’une certaine manière des inégalités sociales extrêmes de fait, en particulier celles qui touchent aux différences réelles de mise en œuvre par chacun d’une liberté existentielle conséquente. Ces différences créent bien plutôt une opposition entre deux groupes sociaux inégaux : d’un côté ceux, bien moins nombreux qui acquièrent un bon niveau de liberté de choix et de l’autre ceux qui en très grand nombre ne l’ont pas. Quant à la fraternité, comment peut-elle exister vraiment dans un système où la compétition généralisée des individus est centrale et crée mécaniquement des inégalités importantes et de nouveau croissantes entre catégories sociales ?

      Enfin, il est permis de se demander au nom de quoi faudrait-il que le pouvoir reste concentré entre les mains (les têtes) des plus intellectuels, d’une sélection des plus diplômés, dont des militants. On ne doute pas de l’esprit de solidarité envers les petites gens qui anime François Ruffin, on veut croire à la sincérité du populisme qu’il revendique, mais il laisse dans l’ombre cette interrogation légitime.

      Un bien trop maigre secours de l’histoire.

      Le député picard puise alors dans notre histoire quelques très rares exemples de cette union heureuse des différents complémentaires. L’union de contemporains – intellectuels et ouvriers syndicalistes : Jaurès et Aucouturier, Aragon et Croizat, l’union du Front Populaire au pouvoir et des ouvriers massivement en grève. Des exemples qui veulent justifier la très problématique conservation, du point de vue de la gauche de la gauche, d’une conception néo-élitiste de la démocratie, même lorsqu’elle est appuyée par cette citation d ‘Antonio Gramsci : « une connexion sentimentale entre intellectuels et peuple-nation ».

      Ici se mêlent l’émotion de la rencontre sentimentale et le choix fort peu émouvant et non démocratique d’un pouvoir qui demeure aux premiers. Parce qu’ils sont intellectuels et très à gauche, il leur est attribué une légitimité indiscutable à monopoliser le pouvoir. Les bourgeois révolutionnaires d’antan et les aristocrates ralliés auraient approuvé dans une belle unanimité. On comprend aussi le malaise maintenant connu qui est celui de François dans sa double vie de député parisien et d’habitant de la Somme, héritier de Ch’Lafleur.

      Un recours aux faits historiques, bien sûr. Sauf que les fragments relevés par François Ruffin participent d’une évolution historique globale qui, elle, n’autorise guère à affirmer, comme il le fait, que les résultats obtenus par ces unions sont indélébiles. Et surtout que cette union est reproductible aujourd’hui dans une dimension nationale et durable. Au vu du temps qui s’est écoulé, ces fragments de notre histoire disent à peu près le contraire quant au fait que de telles connexions aient une probabilité substantielle d’exister. De toute évidence, l’histoire non fragmentée suggère leur caractère éminemment conditionnel et hypothétique.
      Au total, l’argument largement conservateur du régime politique qui laisse le pouvoir à des représentants d’une élite sociale, penche fortement du côté de l’inefficacité voire de l’irréalisme à construire le changement radical de cap et le dépassement à terme du capitalisme. Cet argument est celui d’une grande partie de la gauche de la gauche et des écologistes. Malgré les épisodes du pouvoir de gauche et de ces unions intra-institutionnelles heureuses, le capitalisme est toujours là, continuant à exploiter et à dérouler ses dégâts à une échelle constamment amplifiée. Il apparait pourtant que nous nous accordons sur le fait que les enjeux sociaux et écologiques ne permettent plus vraiment de continuer à traîner dans l’illusion ou le très faiblement probable. Mais le confort de nos situations concrètes de petits et moyens bourgeois nous amène trivialement à ça, si nous n’y prenons pas garde.

      La réalité est celle-ci : le capitalisme démocratique a digéré les progrès obtenus par les luttes sociales et par les revendications qui ne furent que menaçantes. Lorsque la partie dominante de la bourgeoisie qui occupe essentiellement le pouvoir fut contrainte de concéder les nombreux conquis sociaux, elle a pu ensuite les annuler en partie ou les vider de leur progressisme social, sous gouvernements de droite majoritairement ou sous gouvernements de gauche. Ceux-ci revenant désormais plus souvent depuis une bonne trentaine d’années, à partir du moment où la gauche se domestique très officiellement et concourt aux élections avec déférence à l’ordre global en place. Dans tous les cas, le système marchand et ses pouvoirs élus digèrent à rythme variable les contestations non radicales et non étendues. Les régressions actuelles de tous ordres ne démentent pas cela.

      Telle est la réalité de la démocratie représentative et de ses connexions électorales sentimentales. Il n’y a pas lieu d’y voir le cadre et un moyen permettant que le renversement ait lieu, que le capitalisme digérant soit enfin digéré grâce à un pouvoir « progressiste » allié aux masses.

      Le pouvoir n’est pas la solution, il est le problème.

      Lorsqu’aujourd’hui on regarde ce qui se passe ou s’est passé en Grèce ou en Amérique latine, on peut aussi sérieusement douter de la validité du scénario proposé. Encore plus si l’on considère que l’ « empire » marchand mondial a un centre et une périphérie. On observe qu’en ce centre, dont fait partie la France, la tolérance et la possibilité d’un écart au sommet de l’Etat y sont très proches de zéro. Cela signifie que la démocratie représentative y est bien davantage balisée, que les divisions entre les gouvernés y sont plus lourdement entretenues, que l’accession et que l’exercice du pouvoir, d’abord au sommet de l’Etat, sont puissamment encadrés. Tout ceci explique pourquoi avec les institutions actuelles et le pouvoir concentré, l’aventure électorale relève de l’utopie sans espoir, pour ne pas dire réactionnaire si on reprend cette formulation de Denis de Rougemont.

      Même en périphérie de l’empire, la mince chance d’une « bonne » surprise électorale n’existe plus vraiment lorsque l’on se rapproche du centre. L’exemple actuel de la Grèce le montre sous l’aspect du temps de survie d’une telle surprise (avec Tsipras et Syriza). Quand ce n’est pas la banque mondiale, le FMI, l’OMC ou les Etats-Unis eux-mêmes qui veillent au grain, c’est le pouvoir de l’Union Européenne et sa banque centrale qui se combinent aux premiers. La mécanique infra démocratique du balisage du pouvoir « représentatif » est assurée. La très grande majorité du monde politique y participe avec d’autant plus de conviction que les élus en sont des bénéficiaires de premier plan.

      Il y a cette illusion têtue qui postule la possibilité de cette aventure et donc « l’honnêteté » de cette démocratie avec son mystère du secret des urnes – l’électeur qui vote en son « âme et conscience ». Et il y a la réalité qui consiste à prendre acte de la mécanique électorale. Fortement appuyée par la pensée dominante, par la méga machine médiatique mais aussi par l’école, elle montre avec constance qu’est interdite l’arrivée au pouvoir d’un président, d’un parti, d’une gauche ou d’autres démocrates anti-libéraux critiquant assez radicalement le capitalisme et annonçant la mise en œuvre d’une certaine rupture, vers un système au service de l’humain, du vivant et de la planète.
      Tous les niveaux territoriaux de pouvoir sont concernés par l’existence de contre-feux variés et efficaces dans notre « monde libre ». Le balisage est bien sûr proportionnellement plus sévère lorsque le niveau et donc l’enjeu s’élèvent. Seules les élections municipales, bien moins captées par les partis de pouvoir, moins politisées et moins médiatisées surtout dans les communes à taille modeste (l’immense majorité des 36000 communes) peuvent donner lieu à des surprises. Mais même là, des conditions particulières sont nécessaires pour brûler les balises (voir Saillans). Je ne développe pas ici ce point que la municipale 2020 ne dément pas plus que les autres. 

      Evoquer la puissance du balisage électoral, ce n’est pas une simple hypothèse ou une spéculation éventuellement farfelue ou complotiste. Je me borne à ébaucher une explication d’une réalité lourde, de ce qu’elle montre de permanence. C’est un réel suffisamment reproduit pour qu’il faille chercher une autre voie de transformation du système qu’un changement d’élite au pouvoir en connivence sentimentale avec les masses. Le système capitaliste et démocratique est un colosse, oui, mais ses pieds d’argile ne sont pas dans son jeu institutionnel. Surtout pas à son sommet. Le réalisme de cet espoir-là d’un autre pouvoir possible n’est qu’apparent. L’impression que la situation est accessible et que ce pouvoir fera (enfin) ce qu’il a dit, n’est au mieux qu’une perte conséquente de temps et au pire qu’un trompe-le peuple installé et renouvelé dans les imaginaires. Y compris dans ceux des partisans sincères d’un grand changement social et écologique.

      La démocratie directe : oui, mais..

      Pourtant, malgré la domestication des imaginaires, un certain nombre d’individus envisagent une démocratie directe et un pouvoir fondamentalement partagé et exercé à la base, par les assemblées populaires.
      Je voudrais ici évoquer cette partie d’entre eux qui souhaite ou même qui exige une garantie de résultat. Ils posent en tous cas des conditions. Et quelles conditions, qui visent quels résultats ?
      Sans trop caricaturer, on peut dire que dans leur optique, il s’agit de rendre les décisions de l’assemblée décisionnelle des citoyens compatibles avec les valeurs de la gauche sociale et écologiste. Par exemple, de les contraindre au respect des grands principes de l’Écologie sociale.

      Or, le théoricien de celle-ci – Murray Bookchin – ne prévoyait aucune contrainte de quelque nature qu’elle soit, ni à l’entrée, ni à la sortie de l’assemblée. A ce sujet, il écrit « Ce qui compte, c’est que le droit de participer existe. Ce droit monte la garde contre toute tendance autoritaire ou hiérarchique. Les portes sont ouvertes, et ce serait un véritable outrage que les gens soient forcés d’assister aux assemblées. Non seulement, une telle entreprise serait irréaliste, mais ce serait une parodie des droits fondamentaux, celui de ne pas y assister autant que celui d’y assister. L’idée, c’est que les assemblées populaires doivent être ouvertes à tous ceux qui vivent dans une municipalité et qui ont atteint un certain âge, sans restriction, qu’on encourage les gens à y assister et qu’ils soient informés des sujets qui seront discutés, de sorte qu’ils puissent décider s’ils veulent participer au processus de démocratisation. (…) » .

      Que cela soit ou non voulu, tout préalable d’ordre idéologique aboutit inéluctablement à ceci : ne seraient admis ou admissibles à la table de la démocratie directe et du débat décisionnel que celles et ceux qui accepteraient le socle de principes directifs préétablis.

      On conçoit ici une démocratie directe sélective puisque l’on peut facilement imaginer qu’un certain nombre de citoyens refuseraient ce préalable autoritaire et qu’une majeure partie d’entre eux s’exclurait d’emblée, à court ou à moyen terme. Soit par principe parce que ces individus y verront une contrainte injustifiée émanant d’une autorité supérieure à celle de l’assemblée du peuple. Soit parce que leurs convictions personnelles seront au départ opposées ou étrangères à tout ou partie du contenu du cadrage idéologique. Certains joueront le jeu mais dans tous les cas, le pouvoir ne sera pas au peuple, mais à une partie du peuple. On peut supposer que la même petite et moyenne bourgeoisie intellectuelle, plutôt de gauche et écologiste, sera surreprésentée dans cette partie-là.

      Ce qui aurait sans doute pu être à terme un horizon et un cheminement librement déterminés et assez consensuels dans le sens d’un changement important de cap vers la justice sociale, la justice écologique et d’une sortie plus ou moins rapide de la logique mercantile extrémiste du
      capitalisme, est posé ici en impératif préalable par un groupe de militant-e-s et autres convaincus. Plutôt que faire confiance au pouvoir du peuple assemblé et penser que l’assemblée du tous fera rapidement naître une révolution sociale et écologique, on instrumentalise la démocratie directe pour servir son propre idéal, avec renfort du pouvoir d’un groupe. En cela, cette pratique ne quitte pas tout à fait le champ de bataille idéologique, celui qui a conduit à la défaite sociale du 20ème siècle.
      Son imaginaire ne rompt pas avec le  vieux monde  de la lutte élitiste pour le pouvoir « sur ».

      Que ce corps d’idées fut nouveau et jugé par ses partisans comme étant la meilleure réponse, soit. Mais cette manière de restreindre la démocratie directe, relève toujours de la même non confiance d’une élite certaine de son bon droit envers la majorité de la population. C’est toujours une méfiance de type élitiste à l’égard d’un « extérieur » populaire, globalisé ou parfois segmenté, peu ou prou infériorisé. Cela se fait de temps à autre en dénonçant par exemple les travers de cet extérieur à soi et à son entre-soi. Ces caricatures vieilles comme la domination et les sociétés hiérarchisées, sont à notre époque abondamment servies par l’actualité des grands médias de l’oligarchie économique et de l’Etat.

      Ce grand monde populaire est ainsi jugé moins capable jusqu’à incapable et plus ou moins menaçant vis à vis du politiquement progressiste correct. Même partiellement, on conserve la logique de domination et d’infantilisation pourtant incompatible avec la démocratie (tout court). On bloque sur une perception empruntée, figée et colonisatrice parce que non auto analysée, celle du mépris implicite de la masse, même lorsqu’il est question de sortir d’un tel système et de démarrer une toute autre situation historique : celle d’humains qui sont volontaires pour s’assembler et qui veulent donc être des citoyens égaux de fait. Ceux qui réfléchissent, qui décident ensemble à égalité et qui enclenchent réellement le processus de fin de leur domination.

      Alors même qu’ils s’engagent dans cette voie radicalement différente, on ne leur reconnaît pas la possibilité d’y évoluer individuellement ensemble. Alors que nous pouvons facilement nous accorder à nous-mêmes et à nos semblables cette possibilité. Or, il est évident que les pratiques de responsabilité et de rencontre de la démocratie directe sont un contexte fondamentalement différent. C’est bien une dynamique révolutionnaire en ce sens qu’elle est génératrice de transformation personnelle autant que systémique. Le nier relève de la peur d’un tel changement, fut-il une vraie chance de sortir enfin de la logique de prédation et de la marche au pas politiquement orchestrée vers les grandes catastrophes.

      Le peuple et nous – Nous, le peuple.

      J’en viens à ce que je perçois là comme racine commune de ces réticences à envisager une démocratie qui ne soit pas dirigée par des représentants de l’élite. Les obstacles dans nos imaginaires sont de niveau variable, selon que l’on est par exemple petit intellectuel de gauche ou bourgeois économiquement bien récompensé. Mais la même racine nourrit les esprits dans les catégories sociales peu ou prou gagnantes et bourgeoises, qu’elles soient supérieures, moyennes ou petites. Si être démocrate, c’est d’abord s’attacher à l’application du principe fondamental de la démocratie – la souveraineté populaire partagée égalitairement – alors n’est pas démocrate qui veut.

      J’ai précédemment laissé de côté les arguments classiques qui nient la possibilité pratique d’une démocratie directe ou ceux qui la considèrent comme une utopie relevant des calendes grecques. Ces positions moins subtiles que les précédentes s’alimentent aussi à la sève abondante fournie par la culture de l’élitisme et de la domination qui colonise d’abord les esprits des mieux lotis. De ceux qui disposent des positions et des ressources pour être en mesure de renouveler, de diversifier cette culture et de la perpétuer sciemment ou non dans la majorité des esprits.
      Ceci dit, on peut se permettre l’hypothèse que les très nombreux porteurs des arguments sommaires sont susceptibles d’évoluer un peu plus rapidement. Quoi qu’il en soit, la nourriture anti démocratique est d’autant plus fournie et nécessaire que l’on a glissé il y a deux siècles, de l’élection divine de l’aristocratie ancienne à l’élection profane par les urnes d’une nouvelle.

      A sa création, la démocratie représentative a repris une vision multi séculaire négative de la masse. Depuis, c’est une vision qui s’est globalement policée derrière le rideau des beaux principes humanistes du libéralisme. Il n’en reste pas moins que dans le fil continu de la longue histoire de la domination, les catégories supérieures partagent cet imaginaire de la dévalorisation du peuple « des gens », de la méfiance teintée d’un peu de mépris. Ce regard est le socle de la domination. Cette intelligence revendiquée par les uns et déniée à la masse des gens constitue le soubassement idéologique nécessaire au vieil édifice. C’est une construction englobante et une mystification qui commencent à s’effriter tandis qu’elles s’achèvent en prédation planétaire de l’économie capitaliste et de la marchandise.

      Le puissant déséquilibre des effectifs entre classes supérieures et classes populaires n’est évidemment pas pour rien dans cette construction. Ainsi, au sommet, la conscience de son écrasante infériorité numérique confère plus ou moins consciemment aux dominants qui monopolisent le pouvoir et disposent d’une situation privilégiée dans un contexte sociétal très inégalitaire, une crainte intériorisée de la masse. Cela dit, à différents degrés de conscience, c’est vrai pour l’ensemble des classes supérieures. Selon les strates, les individus y bénéficient de rentes de situation variables. Ce sont bien des rentes de classe car au delà de leur diversité, elles fondent une distinction forte (culturelle, symbolique et économique) entre leurs bénéficiaires et la masse de la population. En l’absence d’une véritable conscience de classe, elles génèrent une culture de la supériorité et de la domination plus ou moins consciente.

      Le système de pouvoir politique de la démocratie représentative vise à reproduire la domination globale des mieux dotés. L’appropriation du pouvoir politique grâce à l’élection est une nécessité de cette reproduction. Parce qu’elle conforte cette dernière et parce qu’elle permet de nourrir quotidiennement cette culture de la domination des uns et du consentement de la masse des autres, la possession des grands médias par les élites économiques et politiques est aussi une priorité. Par ailleurs, l’évolution récente des contenus scolaires en dit long sur cette nécessité dans un contexte où l’effritement de l’édifice devient quelque peu préoccupant pour ses grands bénéficiaires.

      Objective et jamais totalement éliminable, cette crainte de la masse a différentes conséquences.
      La première est de l’ordre de l’obligation pour la fraction dominante des classes supérieures. L’entretien de la division du peuple, le conformisme majoritaire des grands médias et de l’école et le renforcement des techniques de contrôle et de répression, ce sont des obligations qui se concrétisent dans différents dispositifs concrets. D’autres conséquences sont davantage des dispositions d’esprit et s’élargissent à l’ensemble des classes supérieures. Elles incluent des stratégies psychologiques mêlant diversion, auto justification, rassurement, tout ce qui permet éventuellement aux mieux dotés, le confort psychologique d’une bonne conscience. Tout cela assure le mieux possible la perpétuation d’une domination en la rendant un peu moins étroite grâce à un élargissement de sa base sociale et à une certaine collaboration.

      Du fait qu’elle est en contradiction flagrante avec tout ce qui est considéré comme supérieur dans notre culture commune – les valeurs fondamentales, aux plans de l’éthique et de la démocratie – c’est a priori une domination intenable dans un temps long. Elle nécessite peut-être avant toute chose une collaboration libre, moins « pure et dure » et de niveau suffisant des classes supérieures et de leur composante intellectuelle. C’est une collaboration qui a aussi besoin d’une certaine participation des individus qui critiquent le système capitaliste depuis les gauches.

      L’ordre de l’intelligence de l’élite vs le chaos de la démocratie populaire.

      Avant de se nommer « démocratie représentative », ce régime politique avait été appelé « république représentative » tant à l’esprit des élites intellectuelles révolutionnaires, démocratie et pouvoir du peuple étaient largement synonymes de danger, de désordre et de chaos. Pour cette même bourgeoisie progressiste qui voulait occuper le pouvoir, tout le pouvoir, c’était dans l’ombre ou la mi-ombre, la crainte de perdre ses privilèges et de n’en pas gagner un autre : la possession durable du pouvoir politique.

      Il y a de multiples exemples moins caricaturaux, mais le mépris bien connu de Sieyès pour la multitude des gueux alors qu’il était pourtant député du tiers état en dit long sur l’élitisme des castes sociales supérieures, sur leur puissant sentiment de supériorité et sur leur volonté farouche d’être les maîtres politiques pour renforcer leurs positions. De toute évidence à leurs yeux, qu’ils fussent conservateurs ou révolutionnaires, leur destin naturel était d’être les bergers du troupeau ou les grands éclaireurs du petit peuple. C’était en quelque sorte dans l’ordre immuable de la société humaine, que cet ordre soit dicté par Dieu ou par les progrès de la Civilisation. Leur révolution n’était pas là pour bousculer ce qui relevait d’un ordre à tel point profitable qu’il gagnait à être naturalisé ou quasi naturalisé. Elle visait à en moderniser la domination, à l’adapter aux nouvelles exigences de leur puissance et de leur ambition montantes.

      Depuis, dans la nouvelle hiérarchie sociale et à son stade actuel, celles et ceux qui ont quelque diplôme de l’université, quelque culture politique, économique, scientifique, sociologique et/ou philosophique ont bien du mal à sortir de l’auberge confortable de l’élitisme soft ou moins soft, de ses salons de l’entre-soi de l’intelligence individualisée : là où nous évoquons les livres, les films, les oeuvres et les études critiques que nous fréquentons en commun. Là où nous partageons beaucoup avec ces alter ego pour qui la liberté permise s’est bien concrétisée en libre choix personnel, en culture, en confort intellectuel le plus souvent accompagné d’un confort matériel apaisant.

      Dans cet entre-soi quasi permanent, ensemble, nous oublions que nous sommes une minorité et dans une classe sociale favorisée. Petits ou moyens bourgeois « éduqués », nous sommes concernés et le cœur à gauche, nous pouvons penser être cernés de cons et consternés par eux, par l’inconscience « des gens » et leur conformisme responsables du blocage général dans l’horreur du désordre capitaliste. Nous intellectualisons tous les jours ou presque la critique du système, mais en fonction de notre situation qui est d’y avoir quand même tiré notre épingle du jeu.

      Il est infiniment difficile d’extraire de soi cet air pollué du temps millénariste de la domination et de la division fondamentale en ordres, en classes, en avant-garde consciente et en foule inconsciente. Il est impossible de l’extraire totalement mais il est possible, juste et fondamental de vouloir respirer plus librement un meilleur air commun.

      Suivant les propos de Jean-Claude Michéa – avoir la chance d’avoir eu des parents communistes (et ouvriers en ce qui me concerne) – ça aide un peu à la dépollution. Notre conception ou plutôt notre degré d’acceptation de « la démocratie du peuple, par le peuple et pour le peuple » témoigne du niveau d’embourgeoisement et de corruption élitiste qui est le nôtre. L’épouvantail brunâtre du Rassemblement National et de ses scores électoraux pèse lourdement dans la balance de cet élitisme et dans l’entretien de son corollaire de méfiance à l’égard d’une population massive perçue comme arrière-garde, au mieux non consciente et au pire assez largement fascisante. Alors, affirmer faire partie « des gens », même si cela est une lapalissade, peut facilement être qualifié de populisme : un mauvais, c

      Digestif.

      Approche camarade, on est là.

      Les Gilets-Jaunes qui sont au départ du mouvement, et ce qu’il reste aujourd’hui de ces pionniers, éclairent un certain nombre de zones d’ombre du « nous la gauche et la démocratie populaire ».
      Si ce mouvement est radical ou le devient, s’il est inédit ou relativement inédit, et je reprends là les qualificatifs que lui ont attribués un certain nombre de commentateurs et de penseurs, c’est aussi par l’occasion qui nous est donnée pour la première fois, d’abandonner ce qu’il y a en nous de perception aliénée « des gens », de ce grand et éternellement décevant extérieur à notre entre-soi. La chance qui nous est offerte de considérer que de toute évidence il n’y a pas d’extérieur, que nous sommes les éléments de l’ensemble des dominés. Si chacun a quelque singularité, il a beaucoup de commun avec les autres. C’est cette évidence et ce bon sens qui sont assignés à demeure dans les zones sombres de nos consciences. Non pas qu’ils soient perdus, mais dans la longue chaîne des sociétés soumises à des pouvoirs concentrés, leur sortie de zone n’est pas une mince affaire. Malgré ses principes « révolutionnaires », notre société pour partie embourgeoisée n’échappe pas à la règle.

      Je ne parlerai pas ici de la « Common decency » que George Orwell, socialiste libertaire, mettait en avant au siècle dernier. Pas davantage du sens aigu de l’intérêt général et de la coopération, de la conscience innée du collectif, bref de quelques unes des caractéristiques fondamentales de l’espèce humaine ordinaire qui sont bien malmenées et reléguées, sous régime de domination et de déresponsabilisation. On peut voir ou revoir à ce sujet les enseignements tirés des expériences récentes de conférences citoyennes dans de nombreux pays et faites en France par Jacques Testart. Ce sont ces caractéristiques d’homo sapiens dit Testart qui sont citées aujourd’hui dans pas mal de publications. Et on ne peut pas soupçonner tous leurs auteurs d’angélisme populiste, de testartisme fumeux ou de rousseauisme idiot.

      Cette réalité qui est dévoilée n’est pas une élucubration parmi d’autres sur la nature humaine bonne 17. Elle a une portée objective majeure qui peut ouvrir un chemin révolutionnaire pacifique vers un horizon souhaitable. Le renversement de perspective a commencé. Un saut est à faire pour que les imaginaires passent de la démocratie participative (que le monde politique appelle unanimement de ses vœux, de l’extrême droite à l’extrême gauche) à la démocratie « tout court », sans atermoiement élitiste intempestif et nie moue intellectuelle.

      Seul un changement de cadre politique peut rendre possible le passage à une société égalitaire et écologique et permettre de relever le défi de son urgence. C’est la seule perspective de rupture avec le temps des catastrophes qui se profile à une échelle inédite.
      Elle nécessite un abandon de l’illusion que le réalisme et la non utopie se trouvent dans la conservation du régime politique tenu par les plus grands bénéficiaires du désordre à l’oeuvre. Un régime et un désordre alimentés par la cohorte pyramidale des adeptes du pouvoir personnel. Ils ne sont évidemment pas tous arrivistes mais pour l’immense majorité d’entre eux, leur imaginaire est enfermé dans la culture de la domination qui a besoin de minimiser et même d’ignorer les dangers qu’elle produit.

      Nous avons à sortir radicalement d’un chemin historique qui s’achève sur ces dangers déjà entrevus. Nous avons à abandonner la paresse issue d’une liberté relative et du confort intellectuel et matériel qui consentent. Pour entrer dans une aventure collective et individuelle, créative, infiniment moins risquée et bien plus libre.

      MV

      • Ce sujet a été modifié le il y a 4 années et 1 mois par MV.
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